|
![]() |
Chaque jour en cours d'étape, nous sommes partis à la rencontre de spectateurs, ces autres acteurs du Tour de France qui furent cette année particulièrement nombreux.
CLAUDE a des moustaches presque blanches, un peu tombantes, mais il présente un corps de jeune homme. Son maillot bicolore de la Pépinière sportive et culturelle de Bry-sur-Marne (PSCB) tombe droit jusqu'aux hanches et les cales sous ses chaussures de cycliste lui font bomber involontairement le torse. Jacques, à ses côtés, a gardé une chevelure d'ébène sous des faux airs de Gilbert Bécaud, mais le Lycra du maillot souligne un embonpoint qui semble avoir conquis année après année son territoire.
Claude, cinquante-neuf ans, est aujourd'hui en préretraite. 'Un plan social, dit-il. Ils encourageaient ceux qui avaient passé cinquante-sept ans à partir. J'en étais!' Il a quitté sa banque, le Crédit lyonnais, et le service informatique où il fit une bonne partie de sa carrière, pour enfourcher un vélo avec la volupté de celui qui s'est rationné longtemps. L'an dernier, son compteur affichait 10.000 kilomètres. Jacques, lui, est toujours 'actif'. Chargé d'études sur le matériel roulant à la RATP, il pédale quand il peut. C'est-à-dire pas autant qu'il le voudrait. 'Quand j'arrive à sortir tous les dimanches, je suis content, raconte-t-il. Mais ma femme a sa famille du côté de Chartres, alors il faut bien y aller de temps en temps le week-end.' Jacques, cinquante-cinq ans, n'avait fait que 2.000 kilomètres l'an dernier. 'Et ça se voit', lâche-t-il.
Ils se tiennent au sommet de la côte de Libernon. Leur vélo est posé dans le creux du talus. Claude, qui a le temps, avait repéré l'endroit au cours d'une sortie récente. Ils sont arrivés à 9 heures, de Chelles pour Claude, de Neuilly-sur-Marne pour Jacques. Claude applaudit au défilé désynchronisé des coureurs du contre-la-montre qui offrent ici, debout sur les pédales, des mâchoires désaxées et des regards hargneux. Moins démonstratif, Jacques tient dans sa main droite un chronomètre qui lui autorise de brefs commentaires. Un retard est analysé par la combinaison de détails qui échapperaient certainement au profane. Jacques juge avec une économie de mots surprenante, en connaisseur. 'Quand vous pensez qu'ils montent sur Courchevel à 27-28 km/h alors que nous on a du mal à tenir cette moyenne sur le plat.'
Il s'arrange chaque année pour se bloquer une semaine de vacances rien que pour suivre les étapes clés du Tour de France à la télévision. 'Quand on fait du vélo, on a forcément la passion', dit-il. Celle-ci, pour lui, est revenue sur le tard. Jacques a d'abord goûté à la compétition dans sa jeunesse. 'J'ai même eu la chance de rouler au Vél d'hiv' un an avant qu'il le ferme.' Puis il s'est arrêté une première fois. A trente-cinq ans, il a réenfourché une bicyclette dans quelques courses de vétéran avant de reprendre insensiblement le rythme d'une existence de sédentaire urbain. 'Il y a sept ans, après un réveillon, Claude me charriait pour la millième fois, raconte Jacques. Et là, je ne sais pas pourquoi, je lui ai dis: d'accord, dimanche matin, on se retrouve avec un vélo.'
Les deux potes, qui se sont rencontrés il y a une quinzaine d'années grâce à des amis communs, roulent depuis de concert. Avec leur club, ils multiplient les sorties, certaines comme Paris-Honfleur ou Paris-Provins-Paris qui les sortent vraiment de leur quotidien, d'autres qui aiguisent leur goût rentré de la compétition ('sur les petits parcours, ça a tendance a asticoter', avoue Claude avec une petite flamme dans le regard). Lui, il roule trois fois par semaine ('une centaine de kilomètres à chaque fois') et n'est jamais en retard d'une nouveauté technique ('j'ai eu des pédales automatiques avant les pros', annonce-t-il). Claude a repris le vélo il y a vingt-sept ans. 'J'ai voulu me forcer à dominer les contraintes de la vie professionnelle et familiale qui faisaient que je ne bougeais plus du tout, explique-t-il. C'est un collègue passionné dont le passe-temps était de monter et de démonter des bicyclettes qui m'a relancé. Et une fois que l'on est remonté sur un vélo, on est pris.'
Jacques, qui ne perd pas de vue son chronomètre, bouge la tête de bas en haut en signe d'acquiescement. Claude raconte que le vélo est le seul sport qui permette 'de visiter la France'. Il se remémore une escapade vers Luchon, les étapes de 150 kilomètres, 'tranquille', les petits hôtels du soir, les souvenirs engrangés. 'Il n'y a que le vélo, et peut-être le ski de fond, où les gens se saluent', intervient Jacques. 'Evidemment, on n'aligne pas des moyennes de 45 km/h mais, avec un peu de préparation, tout le monde peut le faire, poursuit Claude. Le seul problème, c'est au niveau des fesses: rouler tous les jours, ça tanne le cuir...'
Maintenant, il développe ses arguments à la manière d'un conteur, cherchant le mot juste, l'image parlante. On comprend bientôt que sa femme est 'fermée au vélo' et qu'il lui fallu souvent développer des trésors d'imagination pour faire admettre ses cuissards à la maison. 'Mais il faut la comprendre, dit Claude, son père a fait du vélo toute sa vie, en compétition d'abord puis en cyclotourisme et aujourd'hui encore, à quatre-vingt-un ans, il continue à rouler trois fois par semaine. Quand je l'ai rencontrée, elle a cru se caser avec un non-cycliste et, manque de pot, je m'y suis mis à mon tour.'
De l'un de nos envoyés
spéciaux
LAURENT CHASTEAUX